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Ils ont écrit le Tour de France

 

Un peloton très “groupie(r)”...

 

« Deux apprentissages prioritaires occupent l’enfant à l’aube de son plus jeune âge : maîtriser l’écriture et maîtriser une bicyclette. L’une et l’autre de ces instructions ne vont pas sans un certain nombre de pâtés et d’ecchymoses, mais une fois acquis les rudiments de ces deux promesses, rien ne saurait freiner les progrès de ceux qui les ont embrassés. Mieux, il est dit que, dans l’un comme dans l’autre cas, jamais ils ne désapprendront.
Faut-il voir là quelques liens de parenté entre deux activités en apparence sans rapport ? Une gémellité d’intérêt qui, au contraire, leur vaudrait de tricoter ensemble quelques aventures inattendues ? »

Ainsi Benoît Heimermann préambule-t-il son introduction à cette anthologie un peu méli-vélo où l'on croise, excusez-du peu, Perec, Bodard, Blondin œuf course!, Queneau, Aragon, Barthes, Aymé, Pouy, Colette, Daeninckx, San Antonio, un peloton groupé de 64 coureurs... 

Peu de dopé dans ce tour d'horizon, ou alors au Littré de jaja, au Robert et au Larousse... Cette joyeuse cohorte s'inscrit dans une longue chaîne d'intrigues passionnelles, de frustrations sublimes et d'enthousiasmes littéraires, parfois sévèrement douchés. Francis Carco, tenez, qui soufrait d'arthrite au genou gauche, pathologie moins invalidante aux gens de lettres qu'aux coureurs cyclistes, avait voulu lui aussi s'engager sur le Tour et avait fait longtemps le siège d'Henri Desgrange, le fondateur de l'épreuve, qui eut toutes les peines du monde à l'en écarter.

C'était avant la Grande Guerre, le futur auteur de «Jésus-la-Caille» n'avait encore rien publié et son entraînement consistait surtout en de longues stations au Lapin agile, fameux cabaret montmartrois dont il n'est pas sûr qu'il fût propice à l'acquisition de la vélocité, en dépit des promesses de l'enseigne.

Le Tour adore ajouter la douleur et la supplique à l'amour qu'on lui porte et, à chaque époque de sa séculaire histoire, a toujours eu le génie, pour animer le chœur des martyrs, de se choisir un cantor tenaillé par le manque. Roland Barthes en a ainsi respiré l'odeur épique à la porte de Louison Bobet, qu'il tenta en vain de forcer, un soir à Avignon, dans les années 1950. Le champion français venait de triompher du mont Ventoux, où ne s'étaient guère illustrés jusque-là que le poète Pétrarque et le naturaliste Jean-Henri Fabre, lequel en avait fait vingt-cinq ascensions à seule fin d'identifier une poignée d'herbes rares et quelques cailloux parfaitement chauves.

Il sembla à Roland Barthes, alors au degré zéro de sa notoriété, que Bobet, dans ce cirque brûlant et désolé, s'égalait à un héros prométhéen, autant dire à un dieu. Et le commerce avec les dieux est le métier des écrivains. Hélas, ce dieu-là avait un frère et coéquipier qui veillait au grain et fit barrage à l'envahisseur devant la chambre, le tenant à distance et le condamnant à n'interpréter que des signes. Le sémiologue est né d'une attente déçue, et c'est au Tour de France qu'on le doit. «Sur le Ventoux, écrira, sans rien révéler de la scène, le brillant herméneute dans son recueil de «Mythologies», on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus.»

Car il s'agit bien d'approcher le mythe, de s'y fondre si possible, déguisé en coureur, en confesseur ou en mémorialiste. Seuls y parviennent les innocents, les vertueux et les justiciers. Et encore, à condition de perdre de leur superbe. Le grand Albert Londres lui-même, pourtant frotté à toutes les horreurs du monde, les bagnes de Guyane, les révolutions sanglantes, les pénitenciers africains, y redeviendra un petit garçon candide devant le bol de chocolat fumant et les sornettes tout aussi fumantes d'Henri Pélissier, héros officiel et grande gueule du peloton, au café de la gare de Coutances, un matin de juillet 1924. C'est pourtant lui, le prince des reporters, qui, ne connaissant rien au vélo, sera par ses chroniques du «Petit Parisien» à la fondation de l'immortelle légende des «forçats de la route», une expression qui n'est jamais venue sous sa plume !

Son lointain et talentueux disciple Benoît Heimermann, grand reporter de son métier et inlassable voltigeur de méridiens, a eu l'idée judicieuse de réunir tous ces «fondus» dans une anthologie, sous un titre expressément transitif et révélateur, «Ils ont écrit le Tour de France». On y voit bien que le Tour est une invention d'écrivains, puisqu'il n'a d'autre dessein que de produire du récit, de faire trace dans l'imaginaire, de transfigurer en légende une déesse inapprivoisée: la course, cette égérie échevelée, nomade et fugitive, on n'en saisit jamais que ce que les témoins en rapportent. Un nuage de poussière, des bribes, des miettes. On les appelle pour cette raison des «suiveurs» et ils s'efforcent de n'en rien perdre. Le Tour est une invention d'écrivains, mais qui leur échappe. Les acteurs de cette cavale perpétuelle sont d'ailleurs qualifiés d'«échappés». Donc, à l'avant: les forçats de la route. Et derrière, les forgerons de la métaphore: les forçats de la plume.

Pour corser l'affaire, il arrive qu'on égrène la multitude, chacun étant convié à courir derrière son ombre. «Aujourd'hui, course contre la montre: je n'ai pas besoin de vous expliquer ce que c'est. Nous avons tous couru après le dernier métro, détaille Jacques Perretet nous avons tous pleurniché sur des problèmes où un certain nombre de mobiles et véhicules divers, animés d'intentions variables, se mouvaient, lancés un à un sur la route, avec mission de nous gâcher l'existence pour des questions dénuées de sens certain...» 

A cette époque, contemporaine du «Caporal épinglé», on observait ces fuyantes échines aux jumelles, une casquette à carreaux retournée sur la nuque, depuis une Jeep américaine débâchée et pourvue de tout le confort moderne: machines à écrire, glacière, porte-voix, téléphone de campagne. Dans cette version des équipages, sociologiquement la plus mémorable, les pneus étaient blancs comme les guêtres de cérémonie au défilé du 14-Juillet et les chroniqueurs affrontaient le grand air chaussés des lunettes de Gabin dans «la Bête humaine».

La guerre n'était jamais loin, même dans les paysages les plus pacifiques. Jacques Perret avoue adorer la Lorraine «avec ses belles routes d'invasion, ses chers vieux tas de fumier qui forment depuis Charlemagne ces collines inspirées et ces bistrots où nos petits soldats, de père en fils, vont prendre la mirabelle dans l'intervalle des batailles».

L'âge d'or de ces ateliers d'écriture ambulants a sans doute touché un horizon ineffable en 1961, millésime qui par paradoxe fournit peut-être le Tour le plus ennuyeux de l'histoire (Jacques Anquetil prit le maillot jaune dès la première étape et le conserva pendant toute l'épreuve sans être jamais inquiété). Furieux, le généralissime Jacques Goddet, qui régnait sur la Grande Boucle en tenue coloniale, monta au front et, s'exprimant au nom de la corporation lettrée, empêchée, par cette grève perlée des héros, de fourbir sa rhétorique coutumière, se fendit d'un texte intitulé «Les nains de la route».

L'inégalable Antoine Blondin, privé d'action cycliste, à bout de ressources, ne dut quant à lui son salut de rhapsode officiel qu'à un double épisode de nature extrasportive. Il salua le 2 juillet dans son billet de «l'Equipe» «la dernière échappée» de Louis-Ferdinand Céline, et derechef le lendemain «le coup de pétard» d'Ernest Hemingway qui venaient de monter, l'un suivant l'autre, dans la voiture-balai de l'existence.

Le lendemain, sur les talus de France, les commentaires des pique-niques étaient dubitatifs, voire sceptiques, à la lecture du journal: «C'était quoi, son dossard, à ce Céline, que je le raye de ma liste. Et ce gars-là, Hemingway, il était dans quelle équipe au juste ?» Comme l'écrivait déjà en 1922 Maurice Leblanc, le père d'Arsène Lupin forcément expert en illusions, chimères et escamotages de toute sorte: «Ce qu'il y a de merveilleux avec le Tour, c'est qu'il n'y ait pas besoin d'y assister pour voir.»

Un tour en roue libre, c'est ici

 

 

 



13/07/2013
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