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Fritz Zorn - Mars

 

 

Mars, un coup de barre,

et (pourtant) ça repart !

 

"Je suis jeune, riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zürich, qu'on appelle aussi la Rive dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement, j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire."

 

Ainsi commence "Mars en exil", l'un des textes les plus importants de la littérature, et plus largement peut être, de l'histoire de ces deux derniers siècles en occident. Pourquoi oser écrire cela ? Déjà pour sa valeur intrinsèque, car le style de "Mars en exil" est exceptionnel. Sans aucune afféterie, il vous prend à la gorge comme un schnauzer enragé et ne vous lâche plus jusqu'à vous avoir saigné de votre dernière goutte de certitude. Même la traduction de l'allemand n'a pu abîmer la force de cette écriture qui est proprement admirable. Mais ce sont surtout les conditions dans lesquelles ce texte naquit qui le rendent précieux. Son auteur n'est pas un écrivain, on pourrait même dire qu'il n'est rien et ne restera, jamais rien d'autre que "Mars en exil", comme Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ne sera jamais rien d'autre que "Les Chants de Maldoror". S'il l'a initié, c'est que la révélation de son cancer (en fait un lymphome malin) va être pour lui comme un éblouissement grâce auquel sa brève existence (il n'a alors que 30 ans, il lui reste deux ans à vivre) va s'éclairer d'un jour nouveau. Il va même remercier ce qui pour d'autres serait le malheur absolu.

"Pour peu qu'on puisse assimiler le cancer à une idée, j'avouerais que la meilleure idée que j'ai jamais eue, ç'a été d'attraper le cancer. Je crois que ç'a été le seul moyen encore possible de me délivrer du malheur de ma résignation".

Oui, il en est certain maintenant, c'est son absolue incapacité à accéder non pas au bonheur, ce qui serait une requête bien trop élevée à ses yeux, mais aux plus modestes expériences intérieures, à la sensualité la plus rudimentaire, à quelque sentiment que ce soit, même à celui d'un vrai désespoir, qui est à l'origine de ce cancer. Ce cancer qui sera donc la première aventure (et l'ultime) de son corps, comme si le frein à l'apoptose qui nous maintient en vie, se levait quand l'existence semble déjà morte. A partir de ce constat, Fritz Zorn (un pseudonyme, Zorn signifiant colère), va se livrer, sur un ton d'une neutralité et d'un humour très helvétiques (même s'il déteste cette nation), à une analyse au bistouri des déterminants familiaux (mais aussi sociaux et religieux) de cette faillite intégrale que fut sa vie, plus encore, son être.

Bien sûr il y a des antécédents littéraires à cette description clinique d'une sous-vie. On pourrait citer le "Feu Follet" de Drieu La Rochelle ou "Mon Suicide" d'Henri Roorda (un autre Helvète que vous proposera Panik, bientôt), mais aucun n'a plongé avec une telle avidité de comprendre dans cette excrémentielle masse de souvenirs qui sortent de son esprit comme une diarrhée infecte une fois digérée par l'intestin du temps, interprétée au moyen de cette lucidité fraîchement acquise. "Excrémentielle", "diarrhées", termes qui semblent bien peu appropriés quand on sait qu'il s'agit de stigmatiser une éducation stérile, hygiéniste, aseptisée telle que pratiquée sur les bords du lac de Zürich dans les années 50, mais c'est justement le propos de montrer comme sous cette propreté grouillent les vers de la décomposition.

 

Il y a deux addendum à "Mars en exil", écrits peu après, mû par le besoin non pas de tenir informé de l'avancée hélas fatale de son mal, mais de préciser encore quelques points.

 

Le premier s'intitule "Ultima Necat". Il y raconte comment non seulement son cancer s'est maintenant répandu dans tout son corps, hypothéquant fortement tout espoir de guérison, mais surtout (c'est Fritz Zorn lui même qui estime ce fait prioritaire), comment l'analyse minutieuse, via sa psychothérapie et la rédaction de "Mars en exil", n'a eu nul effet bénéfique, bien au contraire

"...la souffrance que j'éprouve face à mon histoire se jette sur moi avec une violence nouvelle et qui n'avait jamais atteint un tel degré. La rédaction de mes souvenirs ne m'a pas apporté le calme, mais au contraire une agitation et un désespoir accrus".

 

Il revient aussi sur les raisons qui l'ont conduit à écrire ce texte et dire que l'on vibre

à la lecture de cette proclamation serait un bel euphémisme : 

 "Si je me tais, j'épargne tous ceux qui n'aiment pas vivre dans un autre monde que le meilleur des mondes possible, tous ceux qui n'aiment pas parler de ce qui est désagréable, et ne veulent reconnaître que ce qui est agréable, tous ceux qui refoulent et nient les problèmes de notre temps au lieu de les affronter, tous ceux qui condamnent les gens qui critiquent ce qui existe, même les plus intègres, et les traitent de vauriens parce qu'ils préfèrent vivre dans une porcherie non critiquée que dans une porcherie où l'on prononce le mot "porc" [...] Le lecteur sait bien qui j'entends par là : la société bourgeoise, le Moloch qui dévore ses propres enfants, qui justement s'apprête à me dévorer aussi et qui, d'ici peu, m'aura complètement dévoré".

 

La dernière partie de ce triptyque, intitulée "Le chevalier, la mort et le diable" est peut être la plus émouvante. Fritz Zorn approche de la fin et rédige un texte à la fois plus intime (si cela était possible, et visiblement, ça l'est), et plus politique (dans le sens noble de ce terme si dévoyé). Plus physiologique et écologique aussi quand, à l'aide d'exemples concrets empruntés à l'organisme et à la nature, il plaide pour l'assimilation du sens de la vie à son bon fonctionnement (même si cette théorie pourrait conduire à certaines dérives qu'il parvient tout de même à partiellement anticiper). Politique quand il se voit comme la cellule cancéreuse qui devrait logiquement conduire à une révolution qu'il appelle de ses vœux, une société dont l'application absolue des préceptes conduit à la mort de ses enfants étant pour lui vouée à disparaître si une révolution ne vient pas interrompre cette entropie fatale. Il y a des passages qu'on ("on" étant ceux qui s'y retrouvent et dans lesquels je me compte) aimerait apprendre par cœur tant ils parviennent à synthétiser en quelques mots des impressions tenaces mais inarticulées

 "...la sensibilité représente, souvent même, un grand malheur pour la personne en cause et apporte à l'être sensible beaucoup de souffrances et fort peu de joies. Un malheur elle l'est assurément pour celui qui en est affligé mais, à mon sens, elle ne constitue pas une raison de l'exterminer. [...] Au contraire, elle est même une nécessité car seul l'homme sensible ressent à quel point sa société est mauvaise avec une netteté si douloureuse qu'il parvient à l'exprimer en mots, et, en formulant sa critique, à susciter une amélioration possible".

 

Serait-ce faire preuve d'ironie posthume que de dire que Fritz Zorn, avec cette sensibilité, aurait de toutes façons été un amoureux infiniment malheureux ? Qu'il se serait heurté probablement au matérialisme hélas trop répandu chez les femmes, qui conduisent les êtres tels que lui soit à être abandonnés, soit à enfouir cette sensibilité au fond d'eux, et de devenir des caricatures car à jamais acteurs d'un personnage factice qu'ils se sont façonnés par faiblesse ou peur de perdre celle qu'ils aiment.

Cette dernière partie conduit naturellement â l'ultime paragraphe que laisse Zorn à l'humanité. Et ce paragraphe est si puissamment mobilisateur qu'il nous laisse dans un état étonnamment euphorique au terme d'une telle autopsie littéraire

"Mais pour moi, la chose n'est pas réglée et, tant qu'elle ne l'est pas, le Diable est lâché, et j'approuve que Satan soit lâché. Je n'ai pas encore vaincu ce que je combats ; mais je ne suis pas encore vaincu non plus et, ce qui est le plus important, je n'ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale".

 

Il perdra la guerre mais ce livre est son acte de bravoure. Plus exactement, il a perdu la bataille de la vie, mais tant qu'il y aura un lecteur pour prendre connaissance de ce livre et pour mener bataille à son tour, la guerre ne sera pas finie.Il y a trente ans que je lis et relis ce livre sans que l'on parvienne à s'épuiser l'un et l'autre...

 

Mars ,Arès, Angoisse & Colère



07/12/2012
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